Vous existez et vous n'existez pas. Quand un ami me demanda de vous écrire, une fois la semaine, je pris plaisir à vous imaginer. Je vous créai parfaite, de jugement comme de visage. Vous alliez, je n'en doutai pas, surgir vivante de mes rêveries, me lire, me répondre, et me dire tout ce qu'un auteur souhaite entendre.
Dès le premier jour je vous donnai une forme plus précise, celle d'une jeune femme de rare beauté que j'aperçus dans un théâtre. Non sur la scène, mais dans la salle. Aucun de mes voisins ne savait qui elle était. Vous aviez désormais des yeux, des lèvres, une voix, un corps, tout en demeurant, comme il convenait, l'Inconnue.
Quelques lettres parurent et j'eus de vous les réponses attendues. Le " vous " est ici collectif. Vous étiez tout un peuple d'inconnues, l'une naïve, l'autre agressive, une troisième drôle et moqueuse. Je fus tenté d'engager avec vous une correspondance ; je m'abstins de le faire. Pour être toutes, il ne fallait que vous fussiez une.
Vous me reprochiez ma réserve, et de rester sur le plan du moralisme sentimental. Et que faire ? L'homme le plus patient ne demeure fidèle à une inconnue que si elle se fait connaître. Mérimée sut assez vite que la sienne se nommait Jenny Dacquin et fut bientôt admis à lui baiser les pieds qu'elle avait fort beaux. Il faut qu'une idole ait des pieds et le reste. Faute de quoi l'on se lasse d'une déesse abstraite.
J'avais promis de jouer ce jeu aussi longtemps que j'y prendrais plaisir. Après soixante semaines, je demandai, et obtins, un changement de thème. Les ruptures, dans l'imaginaire, sont faciles et je garde de vous un souvenir sans défaut. Adieu.
A.M.
(André Maurois, Lettres à l’Inconnue)