« Pourquoi est-ce à toi, jeune mère, que j'adresse ces remarques ? Et la stratégie de l'apocalypse te concerne-t-elle personnellement ? Eh oui, elle te concerne ! La guerre a cessé d'être l'affaire exclusive des mâles, et des mâles adultes. Elle ne fait plus de discrimination entre les sexes et les âges. Les premières lignes de la guerre atomique sont partout où un être respire, et le fils que tu berces sur les genoux est déjà sa recrue. Ce fils, je te le répète, a reçu dans son bagage héréditaire la capacité du suicide collectif, et c'est toi qui la lui as transmise, toi la contemporaine du "baby de Potsdam" (la bombe nucléaire d'Hiroshima ...) Mais en même temps et en contrepartie, tu lui as transmis une dignité neuve et merveilleuse ; il est, il sera responsable de la vie sur le seul astre, en tout cas le seul du système solaire, où la vie existe.
Il est divin, ton fils. Apprends-le lui ...
Responsable de la vie ... Qui vient de me souffler cela ? La Mémoire.
« Les uns sont responsables de la Vie. Nous en sommes. Les autres sont responsables de la mort et devraient être nos seuls ennemis. » Ces mots de Paul Eluard, écrits en 1916, sonnent, après un demi-siècle, prophétiquement. Prépare donc ton fils à exercer cette suprême responsabilité. Toi seule peux lui apprendre, tout de suite, pendant qu'il balbutie encore et découvre le monde, à aimer ce qu'il doit sauvegarder ; toi seule peux le former, avant toute étude, à aimer la vie. Ne te remets pas de ce soin à des maîtres ; il serait trop tard. Avant qu'il sache que l'atome se brise, apprends-lui à s'émerveiller, comme toi-même à son âge, du vol des insectes, des couleurs du ciel et des douceurs de l'eau. Etale sous ses yeux, plume à plume, la perfection irisée d'une aile d'oiseau ; ne perds aucune occasion d'admirer devant lui la fleur, le bourgeon et l'écorce. Que peler un fruit lui soit, près de toi, une fête. Avant qu'il sache que l'homme tue, apprends-lui le respect pour tout visage humain, l'amitié pour toute main humaine. L'enfant commence par imiter. Jamais, en sa présence, ne laisse percer ennui, dégoût ou mépris pour aucune chose qui vit ou aucun geste utile à la vie. Tu n'as pas mis ton enfant au jour pour qu'il meure, mais pour qu'il transmette. Ne pas lui insuffler l'exaltation de vivre au milieu de la nature vivante, c'est te renier toi-même, renier ta fonction dans l'espèce, renier l'acte par lequel tu as donné vie à cet homme de demain. »
(Maurice DRUON, Lettres d'un Européen, 1970)